Le
mouchoir
Valerie
Chartrain
Dans
le lycŽe de Saint-Vallier, au bord de la Dr™me, Claire Maugeais a ŽtalŽ
un mouchoir de cŽramique sur le sol de l'Žtablissement. Etant intervenue en
amont du processus de construction, elle a pu travailler en
collaboration avec l'architecte aussi son installation est-elle intŽgrŽe ˆ la
structure du lycŽe. ConstituŽe de carreaux de cŽramique aux couleurs pastel,
c'est une Ïuvre ˆ la fois visible et invisible. Visible car elle se situe sous
les pieds du visiteur en deux endroits, le hall d'entrŽe et le foyer. On devine
le motif du mouchoir gr‰ce aux bandes de couleur qui s'entrecroisent dans ces
deux lieux passants comme si l'on voyait la trame d'un tissu.
Invisible Žgalement car on ne peut en voir l'intŽgralitŽ.
Seuls deux fragments du mouchoir sont apparents: un angle et une bordure, le
reste est ˆ reconstituer mentalement. Le mouchoir n'est
pas de l'ordre du donnŽ mais de l'imaginaire. Une fois dŽpliŽ
mentalement, il semble absorber l'environnement de l'Žtablissement. Il dŽborde
de l'architecture comme si le site du lycŽe englobait les collines
avoisinantes et celles-ci, en retour, pŽnŽtraient le site du lycŽe.
Le lycŽe devient alors partie intŽgrante de son environnement, il n'est plus un
corps Žtranger gr‰ce ˆ ce mouchoir qui le tisse dans le paysage.
Le mouchoir inclue le visiteur, le lycŽen dans une Žchelle qui dŽpasse celle de
sa propre perception.
La
localisation de ses deux fragments de mouchoir n'est pas le fruit du hasard. Le
hall et le foyer sont les lieux de passage par excellence, o vont et viennent
les lycŽens. D'une certaine faon, ce sont leurs dizaines de pas qui tisseront
la trame du jour et rythmeront la journŽe. Le mouchoir devient alors la mŽtaphore
de parcours qui se croisent au sein de cette Žcole, comme les bandes de couleur
s'entrecroisent sur le sol du foyer, comme il peut Žgalement tre
la mŽtaphore de trames de vies qui se tissent au fil des annŽes, de trames de
destinŽes qui se nouent et se dŽnouent.
Le
choix du mouchoir a diffŽrentes origines. Il peut tre peru comme la volontŽ
d'Žtaler un symbole de l'intime au vu et au su de tous, de l'Žtaler tant qu'il
finit par dispara”tre. Claire Maugeais avait dŽjˆ utilisŽ, il y a quelques annŽes,
ce motif sur une carte postale o elle s'interrogeait sur le rapport des hommes
aux larmes. Le motif vient Žgalement de la recherche de l'artiste sur
l'idŽe de ligne et de trame, comme en tŽmoignent ses rŽcents tableaux abstraits
tissŽs, o le fil se confond avec le trait. Peu importe le
support choisi, que ce soit le tissage ou le rideau, la moquette
ou la tapisserie, le travail de Claire Maugeais, s'applique ˆ dŽgager la trame
des choses, ˆ dŽnouer les fils de notre regard afin de rŽvŽler ce
qui est cachŽ ou oubliŽ par l'habitude.
Durable
et monumentale, cette installation est une voie nouvelle dans le travail
de l'artiste tout en Žtant dans la continuitŽ de ses travaux prŽcŽdents,
souvent ŽphŽmres, au cours desquels elle a investit les diffŽrents pans
de l'espace o ils se trouvaient. En 1994, ˆ la Friche de la Belle-de-Mai ˆ
Marseille, elle recouvre les murs de la salle d'exposition de tapisseries et de
papiers peints aux motifs Žvoquant l'arbre et la fort alors qu'une des fentres
de l'exposition donne sur ce qui ressemble ˆ une dŽcharge. A Aix-en-Provence,
en 1997, dans diffŽrents halls d'entrŽe de l'UniversitŽ de Lettres,
les fentres, mŽtaphores ˆ peine cachŽe du tableau, sont obscurcies par des
photocopies collŽes ˆ mme la vitre reprŽsentant des b‰timents d'architecture
moderniste questionnant cette dernire au passage. A
Pougues-Les-Eaux, l'annŽe suivante, les fentres du Centre d'art
ne donnent plus sur les b‰timents et la nature qui les entourent habituellement
mais sur des immeubles des annŽes 1960 au revtement dŽfait, en
lente mais sžre dŽcrŽpitude. L'artiste joue, d'une part, sur l'effet rŽvŽlateur
de ce type de vue: le spectateur est pris ˆ parti et sommŽ d'ouvrir les yeux.
Loin d'oblitŽrer le regard, l'obturation des ouvertures le rŽvle.
Et d'autre part, elle joue sur le rapport entre l'intŽrieur et l'extŽrieur.
L'intŽrieur est obscur le jour, la source de lumire vient de l'extŽrieur et
traverse les photocopies, la nuit, le rapport est inversŽ. La lumire vient du
Centre d'art et jaillit sur le passant transformant le Centre d'art en caisson
lumineux. Les fentres sur la ville deviennent parfois rideaux comme ˆ Bourges
en 1996, o Claire Maugeais montre ce que les rideaux cachent d'habitude
en appliquant des photocopies de vues d'immeubles directement
sur les rideaux, niant leur fonction de cache. Ces "attentats ˆ la
transparence" selon les mots de Fabien Texier sont monnaie courante dans
son travail comme en tŽmoigne encore l'installation qu'elle conoit pour le
FRAC Alsace en septembre 2001, lors de la Biennale d'Art Contemporain de SŽlestat.
Elle recouvre presque dans son intŽgralitŽ la longue faade de
verre du FRAC forant presque autoritairement le passant ˆ prendre
conscience de la transparence qui existait auparavant.
AntŽrieurement
au lycŽe Saint-Vallier, Claire Maugeais avait dŽjˆ utilisŽ le
sol comme espace de rŽvŽlation inattendue. L'installation qu'elle propose ˆ la
Villa MŽdicis en 1999 se constitue d'un tapis, ou, plus exactement, d'un
fragment de moquette sur lequel est imprimŽ, ˆ l'encre indŽlŽbile, une pice
d'appartement vue de haut en nŽgatif.
Mais,
ˆ la diffŽrence des installations prŽcŽdentes, le mouchoir symbolique esquissŽ
ˆ Saint-Vallier est une installation ˆ la fois durable et monumentale. Cette
nouvelle orientation du travail de l'artiste vers la monumentalitŽ, dŽjˆ perceptible
dans son installation ˆ SŽlestat, se confirme ici. Elle n'en abandonne pas pour
autant le principe des installations ŽphŽmres. Ainsi l'installation de
Saint-Vallier se double justement d'une installation de courte durŽe rŽalisŽe
avec les lycŽens dans le foyer de l'Žtablissement. Quatre portes vitrŽes
permettent d'y d'accŽder. L'une d'entre elles conduit ˆ la cour intŽrieure, les
trois autres communiquent avec l'extŽrieur de l'Žtablissement. Si
elle recouvre elle mme la porte menant ˆ la cour intŽrieure
d'un adhŽsif rosŽ lŽgrement transparent, jouant sur la lumire du foyer,
accentuant l'aspect feutrŽ et intime du lieu, les trois autres portes sont l'Ïuvre
des lycŽens. Pour ces dernires, elle leur a donnŽ un motif reprŽsentant le stŽrŽotype
du foyer, motif qui complte son "fond de sauce", Claire
Maugeais dŽsignant ainsi les motifs qu'elle rŽcupre, multiplie, et rŽutilise.
Sur un papier ovale de petit format sont dessinŽs une maison, un arbre
et un jardin. Ce motif est par la suite photocopiŽ en un grand nombre
d'exemplaires et donnŽ aux lycŽens. A l'instar de ses prŽcŽdentes
installations, celle-ci n'existe que par le souvenir que l'on en aura et par la
documentation que l'on en fera. Comme le mouchoir qui fait partie
de la structure mme de l'Žtablissement et qu'on ne peut s'approprier individuellement,
l'installation ne peut tre achetŽe, on ne peut qu'en faire
l'expŽrience. Cette expŽrience fait dŽjˆ partie de l'histoire de l'Žtablissement.
Comme le mouchoir, cette histoire sera peut-tre racontŽe, mais
ˆ la diffŽrence du mouchoir symbolique, qui mme usŽ, restera, l'installation ŽphŽmre
est une histoire qu'il faudra croire sans voir, presque une lŽgende, dont la pŽrennitŽ
tiendra de la volontŽ des lycŽens.
Ainsi,
ˆ travers cette Ïuvre, l'artiste prolonge sa rŽflexion sur ce qui constitue
notre regard. Ce mouchoir, si l'histoire ne se dit pas, court le risque de se
fondre dans le dŽcoratif ou dans l'indiffŽrence des lycŽens qui, dans quelques
annŽes, l'usure aidant, ne vont peut-tre n'y voir que du carrelage ou de
simples lignes abstraites sans significations particulires. Il va dispara”tre
au point d'tre imperceptible comme disparaissent les vues de nos fentres qui
nous sont familires, comme si la familiaritŽ avec un
environnement avait pour effet de faire dispara”tre celui-ci. Le processus ˆ l'Ïuvre
lors de ses prŽcŽdentes installations, comme ˆ Marseille en 1996,
fonctionne de nouveau. Cette annŽe lˆ, les visiteurs de la cafŽtŽria du MusŽe
d'Art Contemporain (MAC) de Marseille ont, dans l'ensemble, eu
des rŽactions nŽgatives ˆ la vue de photocopies
d'immeubles suburbains marouflŽes ˆ mme les vitres. Ils leur reprochaient leur
laideur ou leur invraisemblance alors mme que le quartier dans lequel se
trouve le MAC comporte de nombreux immeubles de ce type.
C'est ainsi que fonctionne le travail de
Claire Maugeais: il nous oblige ˆ reconsidŽrer notre regard et notre environnement.
Mais il ne s'impose pas pour autant, mme monumental, il demeure
discret. Il est une chance ˆ saisir, une occasion de mŽditer.
Il est une prise de risque - risque de passer inaperu - de la part de
l'artiste et de ce fait, profondŽment gŽnŽreux.